Rassemblées et collectées depuis la fondation des dépôts d'archives militaires sous l'Ancien Régime, les collections aujourd'hui conservées par le Service historique de la Défense se sont toujours enrichies de documents ne relevant pas de la production de correspondances, de registres régimentaires, d'états des troupes et des mouvements, de rapports et de comptes rendus exigés des militaires par la réglementation. Le positivisme et les Lumières, la complexité croissante des armements comme des questions de tactique, de stratégie ou de renseignement, ainsi que le vécu intense du combat mènent très tôt officiers et soldats à rédiger essais, mémoires, lettres, journaux et témoignages, conservés aujourd'hui dans les collections d'archives privées. C'est cette production que je désignerai aujourd'hui sous le terme de « for privé du soldat ».
Cette production n'a été rendue possible que par l'éducation croissante des militaires, professionnels, appelés ou conscrits. Cette démocratisation de l'écrit (4 millions de lettres sont échangées chaque jour entre l'arrière et les tranchées pendant la Grande Guerre) permet aux générations ayant connu les grands conflits européens puis ceux de la décolonisation, de saisir le sens et les enjeux de leur action, de comprendre le champ de bataille, voire de surmonter le traumatisme des combats. Or ce travail de réflexion, d'analyse, de transmission et de libération par l'écrit, marque un très net recul dès la fin du 20e s. La sophistication et la vitesse croissantes des télécommunications, à la fois dans le domaine civil avec les messageries et les réseaux sociaux, et dans le domaine militaire avec les systèmes d'armes, de renseignement et de prise de décision, conduisent au 21e siècle à un véritable déficit de l'écrit et donc des sources qui seront disponibles à l'avenir pour écrire l'histoire d'aujourd'hui. À ce déficit, auquel répond la prévalence de l'image et du texte instantané, s'ajoute l'impératif croissant du secret de la défense nationale, lequel avait déjà motivé en partie la fondation des dépôts de la Guerre, de la Marine et des Fortifications sous le règne de Louis XIV. Ces défis rendent dès lors indispensables l'adaptation des services d'archives militaires s'ils veulent pouvoir recueillir ce qui constitue la parole sensible (au double-sens du ressenti et du secret) des armées d'aujourd'hui.